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#NotInMyName. Généalogies d’un slogan polémique

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Pour E.

Il y a une dizaine de jours la presse, les réseaux et les discours sociaux ont accueilli avec les frémissements habituels de l’événement discursif le slogan d’une campagne de réaction aux exécutions de l’État islamique et de leur “sympathisant” en Algérie : “Not in my name”, le slogan, et #NotInMyName, sa mise en hashtag sur les réseaux sociaux, en particulier Twitter et Facebook, mais aussi sous le format de la pancarte désormais installé comme un technogenre sur le web.

Capture d’écran 2014-09-27 à 06.38.03  1. Début du fil Twitter #NotInMyName le 26.09.2014 vers 17h00       2. Recherche #NotInMyName sur Facebook le 26.09.2014 vers 17h00

La référence à l’islam dans le contexte du terrorisme de l’EIIL, septembre 2014

J’ai lu avec un peu d’étonnement dans la presse que la campagne et le slogan qui l’accompagnent avaient été “lancés” par la fondation britannique Active change qui précise sur son site :

Young Muslims are adding their voices to the fight-back against ISIS. #notinmyname gives you the opportunity to denounce their violent actions in your own words. Let your voice be heard rejecting the ideology of hate.

Majoritairement, les journaux qui traitent de cette campagne la présentent comme émanant d’Active change, et en particulier de son fondateur Hanif Qadir, sans mentionner d’autres emplois. Le slogan semble donc attribué à la fondation britannique, et il apparaît daté du “lancement” de la campagne autour du 20 septembre 2014. Métronews écrit en effet que “le premier hashtag #notinmyname a été publié en Angleterre par la Fondation Active Change”. Le Nouvel observateur donne la description suivante :Sur les réseaux sociaux, de jeunes Britanniques ont lancé un mot-clé pour lutter contre le discours des djihadistes et éviter l’amalgame entre islam et extrémisme”, et précise ensuite que les “la tendance a touché jusqu’aux musulmans français, qui traduisent parfois le hashtag en #PasEnMonNom“, en publiant des tweets et/ou des photos comportant ces hashtags sur des pancartes. Le Parisien, La nouvelle République, Euronews, Libération, tous reprennent plus ou moins le même texte (dépêche d’agence ?) signalant le “lancement” britannique de la campagne et du hashtag. Sur Le plus de l’Obs, Benjamin des Gachons, intervenant comme directeur de Change.org France, la plateforme de toutes les pétitions, considère que la campagne “rappelle “Jews and Arabs” et #BringBackOurGirls”, en insistant sur l’efficacité du selfie. Étonnante mémoire, qui laisse de côté, on le verra, une histoire assez longue et surtout une mémoire protestatataire immédiate. Une polémique, j’y reviens plus bas, s’est installée à propos de ce slogan, qui continue d’être attribué au groupe britannique, sans contextualisation plus large, et sans perspective, si ce n’est historique, du moins chronologique.

Capture d’écran 2014-09-27 à 08.27.563. Première ligne de la recherche #NotInMyName sur Google images le 27.09.2014 vers 15h00

J’ai été étonnée de ces présentations, parce que tant le slogan que le hashtag #NotInMyName ont été largement prononcés ou arborés (comme avatar sur les réseaux sociaux par exemple) par des juif.ve.s opposé.e.s aux opérations israéliennes sur Gaza en juillet dernier, soit il y a seulement quelques semaines. L’emploi d’un slogan n’implique pas que l’on doive rendre compte de ses emplois précédents, c’est-à-dire le situer dans sa lignée discursive, mais sur celui-ci, si spectaculaire, si grave et si viral, il est difficile de ne pas remarquer la proximité temporelle entre les deux utilisations. Il m’a semblé qu’ici, la mémoire de l’origine des discours, fondant la mémoire discursive, s’effaçait, impression évidemment fortement prescrite par mes filtres subjectifs et mes engagements, exprimés ici même dans un billet sur Farah Gazan. Les réactions à ce slogan et la création de contre-discours et de contre-slogans rendant cette affaire discursivement passionnante, je me suis  penchée sur le berceau, si je puis dire, de cette expression, et en voici une brève généalogie, ou plutôt de brèves généalogies au pluriel : l’expression, qui voyage de contexte en contexte depuis 2000, a été le vecteur de bien plus d’une contestation, et constitue le lieu de bien intéressants emmêlements idéologiques.

Intifadas, guerres, violence : l’énoncé du dissentiment

New York 2000. NIMN, la Seconde Intifada

Sauf erreur ou méconnaissance de ma part, le slogan naît en 2000, chez un groupe de juif.ve.s de Chicago opposés à la politique d’Israël en Palestine, et à l’occasion de ce que l’on a appelé la “Seconde Intifada”. “Not In My Name” se définit comme “The Chicago Chapter of Jewish Voice for Peace (JVP)”, sigle le slogan en NIMN, et ouvre un site du même nom, qui n’est plus alimenté depuis 2006, mais qui contient d’intéressantes informations pour ma petite généalogie discursive :

Capture d’écran 2014-09-28 à 13.53.564. Page d’accueil du site NIMN

En particulier des éléments de définition du slogan, dont je reparlerai plus bas, fondé sur la notion de désaccord (le mot disagreement dans le dernier paragraphe) :

Capture d’écran 2014-09-28 à 13.57.445. Page “Who we are” du site NIMN

et celle de séparation ou détachement (le mot disconnection ci dessous dans “a powerful cry of disconnection“) :

Capture d’écran 2014-09-28 à 13.56.24

Capture d’écran 2014-09-28 à 13.56.396. Bas de la page “About” du site NIMN

Le journal Village Voice s’en fait l’écho en mai 2001, dans un article intitulé “Not In My Name“, présentant ce “growing group of Jewish dissenters” et leur “alternative message”. On est donc au tout début de la décennie 2000, et des juif.ve.s se “séparent”, se “détachent” de trois instances : le gouvernement israélien, parce que Israël, dans son nom même d'”État juif”, ne distingue pas le politique du religieux, et du coup englobe, lexicalement et politiquement, tout individu juif ; la communauté juive “organisée”, parce qu’elle prétend ou est susceptible de représenter tout individu juif ; et enfin le gouvernement américain, se présentant comme “l’ami ou le soutien des juif.ve.s” en soutenant la politique d’Israël. Ce retour sur la naissance juive protestataire du slogan est intéressant pour la compréhension de sa circulation actuelle, parce qu’il éclaire les sens de cette déclaration, fondés sur l’idée d’une séparation d’un individu d’avec un tout censé le représenter, le soutenir et surtout parler en son nom, et donc impliquer son assentiment. Un projet de film documentaire émanant de jeunes juif.ve.s canadien.ne.s a fait l’objet d’une campagne de crowdfunding sur Indiegogo en juillet 2013, mais n’a pas atteint ses buts de financement. Il se serait intitulé Not In My Name.

Irak 2003, Acta 2010, Troy Davis 2011, Tony Abbott 2013…

Le slogan “Not In My Name”, pas encore hashtagué (je rappelle que Twitter n’apparaît qu’en 2006 et le hashtag un peu plus tard), sort de son contexte juif-israélien et circule dans d’autres affaires où se pose la question du dissentiment à une décision prise dans un contexte où l’assentiment serait implicite, taken for granted. Les sites militants qui proposent du matériel numérique (badges, bannières), l’intègrent à leurs produits, comme le montre la petite collection ci-dessous, dont certains exemplaires sont vendus sur des sites de Campaign Badges et font même l’objet d’une forme de muséographisation avec note explicative au British Museum.

Capture d’écran 2014-09-27 à 06.42.067. Badges “Not In My name” : 2003 contre la guerre en Irak pour les trois premiers et juillet 2014 contre les frappes israéliennes sur Gaza

En 2003, certain.e.s Australien.ne.s l’utilisent pour faire campagne contre l’intervention de leur armée en Irak ; en 2010, des artistes italien.ne.s s’en servent pour protester contre ACTA ; en 2011, Amnesty International ouvre une pétition intitulée Not In my Name Pledge, pour protester contre l’exécution de Troy Davis en Géorgie (E.U.), malgré un dossier d’accusation assez mince. En 2013, certain.ne.s Australien.ne.s utilisent de nouveau la formule pour s’opposer à l’élection de Tony Abbott, auquel il est reproché d’avoir soutenu des mesures refusant l’accueil de Papous de Nouvelle Guinée dans une situation de détresse. En mai 2013, le slogan apparaît également à l’occasion du meurtre d’un soldat en Grande-Bretagne, par deux extrémistes se réclamant de l’islam.

Capture d’écran 2014-09-30 à 22.39.428. Australie. 2013 contre l’élection d’Abbott ; 2003 contre l’intervention en Irak

Le slogan Not In My Name a donc déjà une histoire internationale assez fournie, au cours de laquelle ses significations et ses emplois se forment, constituant sa mémoire discursive.

Une “belle place d’électron libre”

Que veut dire exactement “Not in my name” ? Que veut signifier cellui qui, à l’occasion d’un événement qu’ille désapprouve, prononce ou arbore publiquement cet énoncé ?

Désaccord, désolidarisation, dissentiment

À travers ses emplois, ses contextualisations, ses déplacements, l’expression garde cependant un noyau de sens commun :

In my name / en mon nom est un figement qui implique l’existence d’une affiliation, quelle que soit sa nature, supposant qu’une partie (un individu), appartienne à un tout (une nation, une religion, un groupe) et consente à la politique ou à la décision du tout en question, en d’autres termes donne son assentiment et accepte que ce tout parle en son nom, c’est-à-dire le représente, ce qui est le principe de l’affiliation ; un.e juif.ve, un.e musulman.e, un.e australien.ne, un.e étatsunien.ne, pour reprendre les exemples précédents.

my/mon contient une marque personnelle qui implique l’affirmation d’un refus singulier, en première personne, en “électron libre”, comme me l’écrit une des personnes auprès desquelles j’ai fait un petite enquête informelle, de la politique ou de la décision ou du comportement de la nation, du groupe ou de la religion auquel ou à laquelle l’individu est ou se sent affilié ; une désolidarisation par désaccord, qui me semble correspondre à un dissentiment.

– l’affichage, la pancarte, l’avatar : une publication, voire une publicité de ce dissentiment par l’affichage public de cet énoncé circulaire et anonyme, comportant une première personne dans laquelle tout.e locuteur.trice peut se couler ; personne qui peut d’ailleurs aussi être une quatrième puisqu’on trouve aussi la variante “Not In Our Name” ; la disponibilité du slogan est parfois réduite par la caractérisation du nom : on trouve parfois “Not In My Jewish name”, ce qui contraint évidemment l’emploi, et qui constitue une modification intéressante d’un segment par ailleurs figé (je n’ai pas rencontré jusqu’à présent “Not In my Muslim Name”).

Voilà pour les contenus de sens. J’ai interrogé de manière informelle et non représentative quelques militant.e.s du #NotInMyName pro-Gaza de cet été, qui ont confirmé cette idée de séparation protestataire et de volonté de faire entendre dissonante. Voici un (très bel) extrait de l’une des réponses :

Et même si je me sens de nouveau écrasée, étouffée, impuissante Israël ne parlera jamais en mon nom.
Je tenterai de lui couper la parole dès que je le peux et avec mes faibles moyens.
Je tenterai d’affirmer, qu’ici un autre point de vue est bien enraciné.
Et que ma différence, ma singularité vaut quelque chose.
La foule, la loi du plus nombreux ne prendra pas. […]
Alors si plein de petite voix éparses, comme ça, soudainement veulent bien déclarer leur désaccord, leur liberté de penser, leur belle place d’électron libre, je ne suis pas sûre que ça changera le monde mais au moins ça laissera émerger un autre point de vue, une petite résistance (communication privée, 28.09.2014).

De la désolidarisation à la culpabilisation : une lecture idéologique ?

Mais les sens que je viens de proposer, comme les témoignages que j’ai reçus, ont été contestés par une récente polémique (je n’aborde ici que les débats en français mais on retrouve le même type de discussion ailleurs, voir par exemple cet article du New York Times). Quelques jours après l’apparition du hashtag au sein de la campagne d’Active change, le CICF (Collectif contre l’islamophobie en France) publie un texte illustré de contre-pancartes. L’idée d’une désolidarisation est contestée par la mise entre parenthèse du mot :

Ces derniers jours un nouveau hashtag fait le buzz :”#NotInMyName”. Un hashtag dont le but serait de se “désolidariser” des crimes commis par le groupe Daesh et ses alliés.

Le désaccord et ce que j’appelle le dissentiment sont reformulés en termes de culpabilisation et d’injonction :

Il serait temps d’arrêter de culpabiliser les musulmans pour des actes dont ils ne sont PAS responsables.

Nous refusons l’injonction systématique qui est faite aux personnes de confession musulmane de condamner des actes qui leurs sont totalement étrangés alors même qu’ils sont en attente d’un vrai mouvement de solidarité pour les soutenir face à l’islamophobie qui mine notre société.

Un hashtag alternatif est proposé : #StopCulpabilisation. Mais le plus intéressant est évidemment la seconde des deux contre-icones, représentant un couple de juifs (on le sait, ou on le devine à cause de la kippa, et du texte), assez âgés pour évoquer (c’est juste une hypothèse) des survivants du génocide (la première contre-pancarte concerne le bouddhisme et la persécution des Rohingyas en Birmanie). Évidemment, la lecture de cette image dépend étroitement de la mémoire discursive du.de la lecteur.trice : si l’on pense que #NotInMyName vient d’être lancé par les jeunes musulman.e.s britanniques d’Active change, alors cette image apparaît comme un parallèle assez rigoureux dans sa forme, fondé sur une analogie proportionnelle : les musulman.e.s en général sont aux terroristes de l’EI ce que les juif.ve.s en général sont à… mais à qui au juste ? aux “terroristes du gouvernement israélien” ? L’interprétation reste ouverte. Si, comme moi, on lit cette image dans la lignée discursive du #NotInMyName du groupe de Chicago, alors elle apparaît comme une contestation de ce mouvement, par une reformulation qui n’est pas loin de la démémoire discursive. 

not-in-my-name-juifs-palestine-ccif9. L’une des deux contre-pancartes illustrant le texte du CICF

Cette question, “Doit-on s’excuser… ?”, semble en effet balayer les presque quinze ans d’âge de la protestation de #NIMN et reformule par ailleurs le dissentiment en “excuse”, sens qui n’apparaît jamais, en tout cas dans l’ensemble des documents et témoignages que j’ai lus et recueillis, à propos de #NotInMyName. On a là un exemple somme toute assez classique de requalification argumentative, qui réoriente un énoncé du dissentiment et le reformule en termes d’excuse et de culpabilité. C’est le jeu de la polémique.

Jeu que joue aussi un article collectif publié par la rédaction de Rue89, mais au sens propre du terme puisqu’on y lit une proposition ludique, via l’invention d’un hashtag parodique : #onapasdemandé. Comme le CICF, Rue89 utilise la ficelle rhétorique du parallèle, invitant chacun.e à proposer son analogie proportionnelle. Chacun se fera son opinion sur la liste proposée par la rédaction et par les internautes dans les commentaires. Pour ma part, l’analogie mentionnée dès le chapeau, “Comme si on demandait aux femmes de se désolidariser de Nabilla”, méprisante, sexiste et indécente, suffit à m’empêcher de trouver le moindre humour dans cet inventaire dérisoire. Le discours des #NotInMyName me semble bien plus mesuré, et décent, et libre ; et pour ma part je ne vois pas bien où est la culpabilisation et l’injonction, sauf à l’y mettre polémiquement.

Pour ne pas conclure : les parodies

Ce billet devient un article et il est temps que je le termine, sur deux variantes de #NotInMyName.

La première, c’est un glissement vers une autre mémoire discursive : le “Nous sommes aussi de sales Français” de la tribune dans Le Figaro du 25.09 :

Personne ne peut s’arroger le droit de s’exprimer en notre nom, et, pour mieux attester de notre solidarité dans les circonstances dramatiques actuelles, nous revendiquons l’honneur de dire que «nous sommes aussi de sales Français».

Énoncé bien chargé de mémoire, puisqu’il reprend partiellement le #NIMN en français, et qu’il reformule surtout le fameux “Nous sommes tous des juifs allemands”, que Cohn-Bendit popularisait en 1968 à partir de la chanson de Dominique Grange, “La pègre“, et dont la fortune semble discursivement infinie.

La seconde, c’est celle que produit nativement, endémiquement pourrait-on dire, la culture du web, qui est structurellement parodique ou “parodiquogène”, montrant une fois de plus, mais c’est une autre question, la possibilité réflexive du web. Deux exemples, en guise de chute ouverte, #WallahCEstPasMoi dont on trouve une description sur le site d’Oumma.com, et #YesInMyName dont on peut regarder le fil sur Twitter.

Capture d’écran 2014-10-01 à 18.32.4510. Exemple #WallahCEstPasMoi sur Oumma.com et #YesInMyName dans le fil Twitter

Pour citer ce billet. Paveau M.-A.,  01.10.2014, “#NotInMyName. Généalogies d’un slogan polémique“, La pensée du discours [Carnet de recherche], http://penseedudiscours.hypotheses.org/?p=13458, consulté le…


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